Les bergers en France au début du XIXe siècle

Comment voyait-on les bergers au début du XIXe siècle?
Les vallées de tout le versant français des Hautes-Alpes nourrissent d’innombrables troupeaux de bêtes à laine, mais seulement pendant à peu près six mois de l’année. Aux approches de la mauvaise saison, qui commence de très bonne heure sur pâturages élevés des Hautes-Alpes, des bandes de moutons chassés par le froid et la disette descendent des montagnes, et vont chercher à vivre dans la Basse-Provence et le Bas-Languedoc, le long littoral de la Méditerranée, où l’on ne connaît point les rigueurs de l’hiver. Ces émigrations périodiques sont ce qu’on nomme transhumance.
Aussitôt après les vendanges, les bergers des troupeaux transhumants parcourent les fermes et vont s’assurer d’un parcours suffisant pour faire vivre leurs montons. Dans toute la partie maritime du Var, les herbes d’hiver, comme on dit en Provence, se louent aux bergers des Hautes-Alpes an prix de quatre francs par hectare. Le berger retourne ensuite dans ses montagnes, toujours à pied, affublé d’un énorme manteau brun, ordinairement troué et rapiécé, même quand son propriétaire ne manque pas d’argent pour s’en procurer un neuf, une culotte courte en velours brun, un feutre à larges bords, et une paire de guêtres de gros cuir montant jusqu’aux genoux, complètent son accoutrement.
Après un ou deux jours de repos, le berger se remet en route, conduisant plusieurs certaines de moutons, soit seul, soit en compagnie de sa femme. Un âne porte le bagage ; il est rare que ce ménage nomade soit accompagné d’un chien.
Les bêtes à laine n’appartiennent jamais toutes au berger qui les fait transhumer ; le plus grand nombre lui est confié au prix modique de six à sept francs pour six mois que dure la transhumance ; sur cette rétribution, il faut qu’il paie le loyer des parcours ; mais les agneaux à naître, et il en naît toujours beaucoup, sont partagés entre lui et le propriétaire ; c’est son principal profit.
Le voyage est lent et difficile. Les communes située sur la route des moutons transhumants les font escorter par leurs gardes-champêtres, pour qu’ils ne s’écartent pas du chemin qui leur est accordé ; car ces animaux affamés dévoreraient tout sur leur passage.
Pendant tout le temps que dure la transhumance, le berger vit dans la famille de l’un des fermiers dont ses moutons parcourent les terres. Il y est traité en général avec beaucoup d’égards; mais on n’a pour lui qu’une considération craintive, on le croit sorcier.
Les bergers sédentaires ont une existence toute différente de celle des bergers transhumants. Prenons pour exemple la condition d’un berger dans une grande ferme de Brie ou de la Beauce. Il tient le premier rang parmi les serviteurs attachés à l’exploitation, il va de pair avec le premier valet de charrue ; ses gages varient de cinquante à cent francs outre de nombreux profits sur les agneaux et la vente des moutons; profits légitimes, consacrés par l’usage. Il a pour compagnons assidus ses chiens, toujours élevés et dressés par lui, qui ne connaissent que lui et n’obéissent qu’à lui.
La grande utilité du troupeau, dans les pays de grande culture, consiste à consommer, pour les convertir en viande et en engrais, des produits impossibles à recueillir sous toute autre forme, telles que les herbes croissant le long des chemins et sur les champs moissonnés , ou les dernières pousses des prairies naturelle et artificielles, trop courtes pour être fauchées. C’est au berger à juger des besoins et de la consommation journalière de son troupeau, pour ne rien laisser perdre de ce qui peut servir à la nourriture des bêtes à laine, sans gaspillage et sans prodigalité. Il doit aussi connaître tous les soins à donner aux brebis mères et aux jeunes agneaux, et l’époque du sevrage des agneaux. C’est encore lui qui décide du moment opportun pour la tonte des bêtes à laine, pour le lavage à dos, pour l’engraissement des moutons destinés à la boucherie; il doit savoir, en tâtant la croupe et les flancs d’un mouton, son degré d’engraissement, et à très peu près. son poids net en graisse et en viande, qui décide de sa valeur. Tout cela suffit , comme on voit , pour lui donner assez à penser au milieu de son oisiveté apparente ; et c’est cet exercice continuel de sa réflexion qui lui donne sur les paysans une supériorité de sagacité, source de sa réputation de sorcellerie.

Pendant la saison du parcage, le berger couche dans une petite cabane contenant un lit composé d’une paillasse et d’un bon matelas ; c’est là qu’il dort sous la garde de ses chiens. La cabane du berger est posée sur trois roues qui permettent de la déplacer facilement chaque fois que le parc aux moutons change d’emplacement. Un bon fusil double, une paire de pistolets et une bonne provision de munitions de guerre mettent le berger en état de braver, avec le secours de ses chiens, les attaques des loups et celles des malfaiteurs. La profession de berger est, dans les pays de grande culture, une source d’aisance pour ceux qui l’exercent avec intelligence et probité. Si l’on dressait une statistique des bergers en France, elle révélerait probablement de nombreux exemples d’une longévité peu commune et dépassant de beaucoup la moyenne de la durée ordinaire de l’existence chez le reste des hommes.
Sources : Article publié en 1844 dans la revue « Le Magasin pittoresque »